Albert Camus
« Nous sommes décidés à supprimer la politique pour la remplacer par la morale. C’est ce que nous appelons une révolution. »
~ Albert Camus – Journal Combat, 4 décembre 1944
Né dans l’Algérie française, Albert Camus est un des plus grands personnages de la littérature française du XXe siècle. Auteur notamment de L’étranger et à gauche politiquent, il s’oppose au régime soviétique ce qui le différencie nettement de Jean-Paul Sartre. Prix Nobel de littérature en 1957, il mourra très jeune laissant derrière lui une réputation d’un homme considérée comme courageux et talentueux. Qui était-il ? Quelles sont ses grandes œuvres ? Quelles ont été ses différentes positions ? Réponses dans ce podcast de 2000 ans d’histoire.
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Jean Yves Guerin
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- Albert Camus - 07/11/2013
Du père Loubet à Albert Camus
Par François Labbé
J’avais 12 ans lorsque mon père, CRS à la compagnie de Rennes, fatigué d’aller taper sur les métallos de Saint-Nazaire, décida de se faire muter en Algérie pour gagner du galon et acheter une dauphine, avec « la » prime octroyée pour les départs vers ce pays.
L’idée n’était pas fameuse, nous étions en août 1958 et De Gaulle venait d’affirmer à la foule qui était massée devant lui sur la place du Forum qu’il l’avait comprise.
Pour moi commençait une période difficile. Je quittais mon école Saint-Hélier où j’étais bon élève, la chorale, l’épicière revêche de la rue de Vern, le bistrot du coin et ses odeurs de pisse, bistrot qui venait d’avoir la télé et où on pouvait voir le Tour de France, tout un univers assez gris dans le fond, ennuyeux, étroit, mais où la peur était inconnue.
Au lycée Lamoricière, ce fut autre chose. J’étais le « Patos », le métropolitain, le fils de CRS, le « beurton » plouc, l’oie blanche qui ne savait même pas comment on baisait… On me fit vite savoir que j’étais une sorte de paria.
Alors, au cours des années oranaises, je me suis trouvé d’autres copains, des exclus, comme moi, des qui n’étaient pas pour l’Algérie française que proclamaient ces gars délurés, moqueurs et bagarreurs de la classe. Il y avait le fils d’un officier de marine qui détestait sa belle-mère et ses hauts talons, un fils de CRS comme moi, dont le père était un violent alcoolique qui ne cachait pas ses sympathies pour l’OAS. Nous habitions non loin les uns des autres et nous nous étions liés à un jeune facteur arabe, qui nous rejoignait quand il avait terminé ses distributions. Ce dernier nous avait dégotté une vieille machine à écrire et nous tapions des textes sommaires anti Algérie Française dans une cave désaffectée puis fourrions à la va-vite nos quelques tracts dans autant de boites à lettres que nous pouvions.
J’avais pourtant un bon copain pied-noir, Paul, un voisin. Ses parents étaient de pauvre gens qui avaient dû quitter leur métairie pour une raison obscure. Le père, profondément dépressif, était un gros homme qui passait sa vie au lit à geindre. La mère faisait des ménages quand elle en trouvait.
Paul me racontait ses tourments. À la campagne, ils étaient heureux. Il parlait arabe et ses meilleurs copains avaient toujours été des Arabes. Et puis, un jour, un vol avait été commis et des voisins arabes jaloux avaient dénoncé son père au patron. C’avait été la raison de leur renvoi. Depuis, il vouait une haine, comme son père et sa mère, aux Arabes et ne jurait qu’OAS, rêvant de bombes et de revanche. J’aimais beaucoup Paul, car nous nous entendions bien : fréquentant le lycée professionnel, il n’était pas comme les gommeux du Lamoricière et m’avait d’emblée accepté. Cependant, je ne pouvais comprendre sa haine et il m’était impossible d’essayer de discuter sur ces sujets brûlants avec lui. Un jour, il ne voulut plus me voir et j’appris peu après qu’il avait perdu la vie : la bombe qu’il fabriquait avait explosé.
C’était l’époque aussi où je prenais le bus pour aller au lycée à un arrêt qui se trouvait près d’un garage qu’occupaient un vieil arabe décharné et sa mère impotente et aveugle : le père Loubet. On lui avait donné ce nom parce qu’il était né en 1900 quand le président Loubet avait été élu. À l’époque, il avait donc à peine soixante ans, ce qui était très vieux à mes yeux d’ado problématique.
Pour vivre, il transformait tous les matins le devant de son garage en un étal de fruits et légumes, car sa maigre retraite d’ancien combattant ne lui permettait pas de vivre.
À chaque fois qu’il me voyait, la cigarette à la lèvre, il m’appelait, faisait un cornet avec une feuille de journal, y déposait quelques dattes et me les donnait. « Pour la route », marmonnait-il, avec un sourire édenté.
J’avais petit à petit pris l’habitude d’aller voir le père Loubet au retour. Il était toujours assis sur un cageot, m’en proposait un. Je m’asseyais et il allait parfois me chercher un pirouli, ces morceaux de glace aromatisée qu’il fabriquait dans sa glacière, avec une allumette en guise de bâton. Mon père m’avait interdit d’en manger, car « il » utilisait, prétendait-il, de « l’eau sale ». Bien entendu, je ne tenais pas compte de cet avertissement et d’ailleurs je n’ai jamais été malade. Loubet parlait peu et il se contentait d’écouter ce que je lui racontais et qui consistait en peu de choses. Nous restions donc là, assis l’un à côté de l’autre, lui fumant et moi léchant ma glace ou simplement fixant la rue. On se regardait parfois, on se souriait. C’était à peu près tout. J’osais parfois l’interroger et il me parlait alors de la France où il avait été en 1917 pour « faire la guerre » comme il disait. Il haïssait cette période de sa vie semée d’horreur et jamais n’exhibait les deux médailles qu’on lui avait données. Il espérait que la France, ce grand pays, éliminerait bientôt la misère du peuple arabe algérien et croyait en De Gaulle pour cela. « La France et l’Algérie, ensemble, formeront un grand pays, où tout le monde sera heureux, me disait-il, les Arabes et les autres »…
Et puis, la guerre s’est intensifiée. Oran, jusqu’en 1960 était relativement calme. On disait que le FLN y envoyait ses blessés pour s’y refaire une santé. Cela n’a pas duré. Un attentat était suivi d’une « ratonnade » et celle-ci de nouveaux attentats et ceux-ci… On n’en finissait pas, les nuits résonnaient de concerts de casseroles dans les quartiers européens, de bruits d’explosions, et, le soir, dans les « villages arabes », les you-you des femmes se déchaînaient.
Un jour, le garage de Loubet resta fermé.
Des voisins bien informés racontèrent qu’il n’avait pu payer l’impôt exigé par les hommes du FLN ou avait simplement refusé. Alors, lui qui en plus était un fumeur notoire, il avait subi la dernière punition avant le « sourire kabyle », l’égorgement réservé aux traitres : on lui avait coupé les oreilles et le nez. Ce que les gens appelaient, dieu sait pourquoi, « boycoter ».
En effet, quelque temps plus tard, on le vit revenir avec une charrette charger ce qu’il avait dans son garage. Il s’en allait pour toujours. Il était affreusement défiguré.
Je n’osais pas m’approcher de lui. Personne ne le fit d’ailleurs. Ni les Arabes ni les « Européens » du coin. On le vit faire son déménagement avec lenteur et dignité, sans jeter un œil ni à droite ni à gauche. Il aida sa vieille mère à s’asseoir sur la charrette au milieu d’un paquet de vieilles nippes, serra les sangles du bourricot et s’en fut d’un pas lent, son turban de travers et sa culotte flottant sur ses jambes maigres.
Paul et le père Loubet.
Deux souvenirs tristes qui me rendaient bien malheureux et je me demandais bien pourquoi sur cette terre magnifique, dans ces superbes paysages, au bord de cette mer bleue, les hommes ne pouvaient s’entendre. Pourquoi les Arabes étaient-ils condamnés à une existence précaire ? Pourquoi étaient-ils si peu nombreux au lycée ? Pourquoi les Européens (toute différence sociale comprise) avaient-ils peur des Arabes et ne voyaient en eux que l’homme au couteau ?
La guerre s’est terminée, nous sommes rentrés en Bretagne, mais ce souvenir douloureux est resté.
Depuis quelque temps, il semble être à la mode de décrier Albert Camus. Camus le séducteur, Camus le macho, Camus le romancier, Camus le philosophe surfait et surtout l’homme qui n’a pas su s’engager vraiment pour l’indépendance (voir, par exemple, un de ces Érostrate de pacotille comme Olivier Gloag et son Oublier Camus)…
Il est toujours tentant d’établir sa réputation sur le démontage d’une gloire affirmée. Montrer que les faits et le mythe ne coïncident pas, que la vérité est enfin rétablie. Œuvre de justice et d’équité, l’écrivain qui ainsi se lance dans l’arène prétend faire œuvre de salubrité publique .
Certes.
Mon expérience d’homme dérisoire me fait comprendre Camus, ses atermoiements, son supplice pendant cette période cruciale qu’a été sa fin de vie.
Inutile de revenir longuement sur sa biographie, son enfance pauvre, ses études.
Rappelons tout de même qu’en 1934, il entre au PC qui tente de se monter en Algérie. Le parti utilise le jeune étudiant en philosophie qu’il est pour des opérations de propagande en direction de la population musulmane afin de recruter des sympathisants voire des membres, ce qui se révèlera quasiment impossible, mais permettra au moins à Camus de fréquenter une population qu’il n’aurait autrement pas pu connaître et de militer pour la cause des Arabes tant le sort qui est fait à la quasi-totalité le révolte. Un an plus tard, lorsque Pierre Laval, alors ministre des Affaires Étrangères, est de retour de Moscou, le Parti demande à ses adhérents de ne plus soutenir les revendications des nationalistes algériens. Camus refuse le diktat stalinien et doit alors quitter le Parti.
Après la victoire du Front Populaire, en 1936, il fonde avec d’autres libertaires à Alger un Théâtre du travail et participe à l’écriture de Révolte dans les Asturies ( une grève dans les mines en 1934) diffuse un manifeste en faveur du projet réformiste Blum-Viollette et accompagne la troupe de théâtre amateur de Radio Alger à travers l’Algérie, qu’il découvre vraiment tout en terminant son diplôme sur Plotin et Augustin, les deux philosophes d’Afrique du Nord.
Le 2 août 1936, après un discours de Messali Hadj, le fondateur du MNA, au stade d’Alger, dans lequel il s’opposait au Congrès Musulman, favorable au projet Blum-Viollette. Il aurait rencontré Messali et manifesté une grande sympathie pour l’Étoile Nord-Africaine, combattue par le PCA, puis dissoute par le gouvernement Blum début 1937. Camus protesta en publiant dans Le Monde Libertaire (n° 31, décembre 1937) un « Appel de solidarité avec les partisans de Messali Hadj ». Quelques années plus tard, il avait prit connaissance du « Manifeste du Peuple Algérien » rédigé par Ferhat Abbas le 10 février 1943 dans lequel celui-ci demandait l’indépendance ou au moins l’autonomie dans un cadre fédéral. En 1944, pour promouvoir cette idée, Ferhat Abbas constitua les Amis du Manifeste et de la Liberté (AML) auquel Camus s’intéressa. Désormais, il pensa qu’avec une autonomie de l’Algérie gérée par des responsables politiques algériens, le droit à l’entité algérienne devait être pris en compte.
En 1937, ne pouvant passer l’agrégation de philosophie en raison de problèmes de santé, il s’impliqua davantage dans ce qui l’intéressait au plus haut point : l’écriture. Il donna d’abord Noces, des nouvelles pleines de sensualité, de nature méditerranéenne, d’Alger, de soleil, de passions frustres. La mort est le mal absolu, et la vie, la condition humaine absurde. L’angoisse consécutive mène le jeune écrivain (atteint de tuberculose) à la révolte, révolte qui se manifeste par un hédonisme triomphant, jubilatoire mais sans illusion : profiter de la vie et jouir de son être. Il écrivit aussi un roman La Mort heureuse, qu’on peut considérer comme une première mouture de ce qui deviendra l’Étranger (1940) et commence un essai philosophique, Le mythe de Sisyphe.
Alors que sa vie sentimentale était fort compliquée, il accepta divers petits emplois mais, à partir de 1939, il collabora à Alger Républicain grâce à Pascal Pia et renoua avec ce qui l’avait choqué dans ses premières rencontres avec les autochtones algériens en enquêtant sur la famine qui dépeuple alors la Kabylie. Le titre des articles qu’il donna, « L’itinéraire de la famine » indique bien sa volonté de démontrer les tenants et aboutissants de ce drame : le système colonialiste : « Je suis forcé de dire ici que le régime du travail en Kabylie est un régime d’esclavage ». Dans ces articles déjà, il esquissait ce qui, selon lui, pourrait être l’avenir de l’Algérie : « Si la conquête coloniale pouvait jamais trouver une excuse, c’est dans la mesure où elle aiderait les peuples conquis á garder leur personnalité. Et si nous avons un devoir envers ce pays, il est de permettre à l’une des populations les plus fières et les plus humaines de ce monde de rester fidèle à elle-même et à son destin ».
Il dénonçait encore avec véhémence « le mépris général où le colon tient le malheureux peuple de ce pays […] ».
Le rédacteur du journal, nota dans un article du 11 juin 1939, que « les milieux arabes et kabyles suivent avec un intérêt passionné le développement de l’enquête de notre camarade Albert Camus sur la misère en Kabylie. Déjà la simple annonce de cette enquête avait provoqué de l’émoi dans certains cercles toujours portés à voir une atteinte à leur prestige dans chaque manifestation de la vérité ».
Ces articles ne lui valurent bien entendu pas que des amis. En outre, avec la guerre, la censure s’intéressa de près aux articles de son journal et celui-ci arrêta de paraître en 1940.
Camus, qui devait subvenir à ses besoins familiaux sollicita Pascal Pia qui fit jouer alors ses relations pour lui permettre d’entrer à Paris-Soir.
Peu avant l’arrivée des troupes allemandes à Paris, ce journal se replia sur Clermont, puis sur Lyon. Le jeune journaliste hésita alors entre la France et l’Algérie, écrivit beaucoup, puis se fixa un temps à Oran où il obtint un poste d’enseignement précaire et y termina le Mythe de Sisyphe qui connut un bon succès dans la France occupée.
Revenu en « métropole », il travailla pour Gallimard, entra dans la Résistance et collabora à la rédaction de Combat. Il y condamna en particulier dans ses articles la politique coloniale de la France. À la libération, l’opposant à la peine de mort qu’il était s’opposa à François Mauriac au sujet des épurations. En 1945, il condamna sans ambiguïté la répression sanglante qui suivit les émeutes de Sétif. Claude Prot écrivit avec raison à propos de son attitude après-guerre : « Camus jeta des cris d’alarme lors de la révolte malgache de 1947 et lorsque éclata la bombe d’Hiroshima. Camus jugea très sévèrement la politique algérienne de la France et dénonça vigoureusement les atrocités des représailles de l’armée française qui suivirent les émeutes nationalistes de la région de Sétif-Guelma-Kerrata en mai 1945. Nombre d’Algériens avaient combattu dans les rangs de l’armée française. Dès lors, le nationalisme algérien avait trouvé un second souffle. La misère du temps avait poussé à la révolte, mais l’armée française ne pouvait pas essuyer un revers en Algérie, d’où ce carnage qui fit 50 000 victimes » .
Dans Combat toujours, il protesta contre la condamnation des communistes grecs en 1952 et contre l’admission de l’Espagne de Franco à l’Unesco. Le Monde publia en juin un article sur son attitude : M. ALBERT CAMUS refuse de collaborer à l’U.N.E.S.C.O. » tant qu’il sera question d’y faire entrer l’Espagne franquiste « .
Il dénonça encore le stalinisme, l’écrasement des ouvriers à Berlin-Est en 1953 et prit le parti des révoltés de Budapest en 1956.
Il fut en bref de tous les combats et écrivit contre tout ce qui méprise l’individu, foule au pied la liberté, nargue l’esprit démocratique. Il condamne toute exaction de quelque côté qu’elle vienne.
La guerre d’Algérie venait alors d’éclater le 1er novembre 1954. Il prit position dans l’Express lors des massacres d’El Halia et d’Ain-Abid, le 20 août 1955, perpétrés contre des Européens par des émeutiers fanatisés. Pour lui « la guerre est une duperie et (que) le sang, s’il fait parfois avancer l’histoire, la fait avancer vers plus de barbarie et de misère encore ».
Le drame algérien l’obsède alors et son Homme révolté traduit son dégoût de quelque violence que ce soit. Avant tout, il considère que le mal vient du regard porté par le colonisateur sur le colonisé. Il écrivait déjà dans Combat en mai 1945 :
« Mais avant d’entrer dans le détail de la crise nord-africaine, il convient peut-être de détruire quelques préjugés. Et, d’abord, de rappeler aux Français que l’Algérie existe. Je veux dire par là qu’elle existe en dehors de la France et que les problèmes qui lui sont propres ont une couleur et une échelle particulières. Il est impossible en conséquence, de prétendre résoudre ces problèmes en s’inspirant de l’exemple métropolitain […] Sur le plan politique, je voudrais rappeler aussi que le peuple arabe existe. Je veux dire par là qu’il n’est pas cette foule anonyme et misérable, où l’Occident ne voit rien à respecter ni à défendre. Il s’agit au contraire d’un peuple de grandes traditions et dont les vertus, pour peu qu’on veuille l’approcher sans préjugés, sont parmi les premières. Ce peuple n’est pas inférieur, sinon par la condition de vie où il se trouve, et nous avons des leçons à prendre chez lui, dans la mesure même où il peut en prendre chez nous. Trop de Français, en Algérie ou ailleurs, l’imaginent par exemple comme une masse amorphe que rien n’intéresse. […] Quand j’aurai enfin noté ce que trop de Français ignorent, à savoir que des centaines de milliers d’Arabes viennent de se battre durant deux ans pour la libération de notre territoire, j’aurai acquis le droit de ne pas insister. Tout ceci, en tout cas, doit nous apprendre à ne rien préjuger en ce qui concerne l’Algérie et à nous garder des formules toutes faites. De ce point de vue, les Français ont à conquérir l’Algérie une deuxième fois. Pour dire tout de suite l’impression que je rapporte de là-bas, cette deuxième conquête sera moins facile que la première. En Afrique du Nord comme en France, nous avons à inventer de nouvelles formules et à rajeunir nos méthodes si nous voulons que l’avenir ait encore un sens pour nous. »
Pourtant si son analyse frappe par sa clairvoyance, ses vœux demeurèrent pieux et il comprit à son corps défendant que cette violence qu’il exécrait s’était enracinée entre les deux communautés et qu’il était peut-être déjà trop tard pour parvenir à un compromis humain et solide.
« J’ai lu, écrivait-il, que 80% des Arabes désirent devenir des citoyens français. Je résumerai au contraire l’état de la politique algérienne en disant qu’ils le désiraient effectivement, mais ils ne le désirent plus ».
Si en France, il a désormais acquis une vraie réputation de philosophe et d’écrivain, les amis de Sartre le salirent comme le fit l’auteur de L’Algérie, hors-la-loi, Francis Jeanson, dans les Temps Modernes, avec son article injuste et d’une ironie blessante : « Albert Camus ou l’homme révolté ».
Mais il ne se laissa pas intimider. Sans ses Chroniques algériennes, parues en 1958, il dénonça encore une fois la violence aveugle, de quelque côté qu’elle vienne, et en appela à nouveau à l’improbable mais nécessaire dialogue.
Dans une perspective voisine, l‘année précédente (alors que son œuvre était couronnée par le prix Nobel), il avait collaboré avec Koestler aux Réflexions sur la peine capitale.
Malgré les horreurs provoquées en Algérie, il ne dévia pas prônant la réconciliation, mais celle-ci aura un prix : « Une grande, une éclatante réparation doit être faite, selon moi, au peuple arabe. Mais par la France tout entière et non avec le sang des Français d’Algérie ».
Certains lui reprochèrent de trop insister sur ces victimes françaises. Pourtant, il avait ses amis fidèles : Emmanuel Roblès, le pasteur Capier, Ferhat Abbas et d’autres le soutenaient sans démordre. Une conférence « Pour une trêve civile » fut présidée par Roblès en pleine Casbah et Camus ne réclama qu’une chose, l’application de ce qu’on appelle aujourd’hui le droit de la guerre : que les populations civiles ne pâtissent en rien des affrontements « Aucune cause ne justifie la mort de l’innocent », martèle-il une nouvelle fois.
Mais le fragile rempart des amitiés résista mal à la force des ultras de tous les camps. Le FLN interdit à ses adhérents ou sympathisants de le côtoyer, des amis européens ne bénéficiant pas de son aura furent accusés de complicité avec l’ennemi…
Le lundi 4 janvier 1960, à 13 h 55, sur la Nationale 5, près de Fontainebleau, Michel Gallimard perdit le contrôle de sa Facel Vega. La voiture s’écrasa contre un arbre. Albert Camus, 47 ans, mourut sur le coup. Il était le passager de son éditeur. Dans la carcasse de la voiture, une sacoche noire à soufflets. Elle contenait 69 pages du Premier homme, le livre que Camus était en train d’écrire et qu’il faut lire et relire pour bien comprendre cet homme écartelé mais toujours fidèle à l’humanisme profond qui l’a habité.
*
Loubet, Camus. Le rapprochement n’est pas aussi absurde. Le vieil Arabe avait subi sa vie durant l’indifférence européenne pour ne pas dire plus. Certes, quelques Pieds-Noirs achetaient chez lui et il était un personnage du quartier, tout le monde le saluait. Mais on le tolérait surtout parce qu’il acceptait en apparence son sort de semi paria.
Le FLN voyait en lui un traitre parce qu’il n’était pas un bon musulman, levait sa chéchia pour saluer les « colons », refusait de se révolter et de payer l’impôt de guerre…
Entre deux !
Loubet se sentait français et arabe. Camus voulait une Algérie réconciliée et transformée sur tous les plans, accordant à la population autochtone les mêmes droits et la même considération qu’à la population allogène, pieds-noirs.
Le rêve d’un pays transméditerranéen dans lequel tous les habitants jouiraient des mêmes prérogatives, une démocratie garantissant les droits, les particularités, la culture de chacun, une union qui permettrait aux deux populations de croître ensemble, à égalité, de se fondre l’une dans l’autre au fil des temps, car nous ne sommes tous que des hommes.
Voilà sans doute ce à quoi rêvait Loubet en fumant sa cigarette.
Voilà sans doute ce à quoi œuvrait Camus.
Mais il est mort beaucoup trop vite.
*
Un dernier souvenir. Presqu’une fable sur le fossé séparant (alors) l’Algérie et la France.
Camus appréciait Messali Hadj.
Peu avant l’Algérie, mon père et sa compagnie de CRS surveillaient Messali détenu dans la forteresse de Belle-Île en Mer.
L’année de mes neuf ans, les familles des « gardiens » purent passer deux semaines de vacances dans un logement de la forteresse. Parfois, on voyait la silhouette élégante du prisonnier longer les remparts. Messali était un homme assez grand, très droit, à la barbe et aux cheveux blancs.
Je me souviens de ce jour où les chiourmes hilares et leurs familles avaient organisé une grillade galettes-saucisses. Vers la fin du repas, alors que quelques bouteilles avaient été descendues, on vit passer sur le chemin qui surplombait d’une cinquantaine de mètres l’endroit où nous étions Messali qui faisait sa promenade quotidienne.
Sa vue provoqua l’allégresse des pique-niqueurs. Un gros brigadier leva une bouteille en direction du promeneur et grasseya quelque chose comme : « À ta santé, espèce de vieux salaud ».
Les participants à la tablée levèrent alors leurs verres, chacun y allant de son commentaire égrillard.
Messali, qui, en raison du vent, ne pouvait entendre ce qui se disait, s’arrêta, sourit, salua en levant sa chéchia rouge et en se courbant.